Les principes des mathématiques
avec un appendice sur
la philosophie des mathématiques de Kant

Louis Couturat


En 1905 paraît ce traité fondateur qui marque un tournant dans l'histoire de la philosophie des mathématiques. Louis Couturat y présente au public français la révolution logiciste opérée par Bertrand Russell et l'école de Giuseppe Peano : toutes les mathématiques, de l'arithmétique à la géométrie, peuvent être reconstruites à partir de neuf notions indéfinissables et vingt principes indémontrables qui sont ceux de la Logique pure. Cette démonstration, rendue possible par l'invention de la « logique symbolique » ou Logistique, établit l'identité fondamentale de la Logique et de la Mathématique.

Loin d'être un simple exposé technique, l'ouvrage s'inscrit dans une bataille philosophique majeure. Couturat démontre que l'esprit de la mathématique moderne se trouve « diamétralement opposé » à la philosophie de Kant, qui jouissait encore d'un crédit considérable dans les écoles. Le livre propose donc une reconstruction complète : celle de l'arithmétique (théorie cardinale et ordinale du nombre), de la théorie de l'ordre, du continu, de la grandeur et de la géométrie, le tout sur des bases purement logiques, sans le moindre recours à l'intuition spatiale ou temporelle que Kant croyait indispensable.

Mais l'apport le plus incendiaire du livre se trouve dans son appendice, véritable réquisitoire contre la philosophie mathématique kantienne. Sur plus de quatre-vingts pages d'une argumentation méthodique et sans concession, Couturat démonte pièce par pièce les thèses de la Critique de la Raison pure. Il accuse Kant d'incompétence mathématique flagrante, de s'être contenté d'emprunter à « la vieille Logique scolastique des formules surannées », et de n'avoir jamais analysé véritablement les formes du raisonnement mathématique. La formule finale est assassine : à l'édifice majestueux des trois Critiques manque le soubassement indispensable, « le colosse d'airain a des pieds d'argile ».

Document historique de première importance — c'est d'ailleurs Couturat qui introduit le terme « logicisme » en français en 1904 — cet ouvrage reste d'une actualité brûlante pour quiconque s'intéresse aux fondements des mathématiques et aux guerres philosophiques qui les ont accompagnés. La clarté de l'exposition, la rigueur de l'argumentation et le mordant de la polémique en font une lecture indispensable pour comprendre la révolution conceptuelle du début du XXe siècle. 

Les principes des mathématiques

Parution : 01/11/2024

357 pages

13,97 x 21,59 cm

ISBN 979-8-712-63878-9

19,78 €

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Extraits

Avant-propos — Une révolution sans prétention à l'originalité

Le présent livre n'a aucune prétention à l'originalité, et c'est précisément ce qui doit le recommander au lecteur. Il doit l'existence à l'apparition du magistral ouvrage de M. Bertrand Russell qui porte le même titre. En principe, il n'était qu'un compte rendu de cet ouvrage ; mais, pour commenter et illustrer les théories philosophiques de notre auteur, nous avons été peu à peu amené à faire rentrer dans notre exposé l'analyse de la plupart des travaux des mathématiciens contemporains sur les mêmes questions.

De cette sorte d'enquête sur l'état présent de la philosophie des mathématiques est résultée pour nous la conviction (que nous espérons faire partager au lecteur) que la doctrine de M. Russell n'est nullement, comme certains systèmes philosophiques à la mode, un brillant paradoxe, une fantaisie individuelle et éphémère, sans racines dans le passé et sans fruits dans l'avenir, mais l'aboutissement nécessaire et le couronnement de toutes les recherches critiques auxquelles les mathématiciens se sont livrés depuis un demi-siècle.

C'est un fait notoire que les mathématiques modernes ont constamment tendu à la rigueur déductive des raisonnements et à la pureté logique des concepts. À ces besoins nouveaux de l'esprit scientifique devait nécessairement répondre une Logique de plus en plus exacte et raffinée ; l'instrument indispensable de cette nouvelle Logique est la « logique symbolique » inventée par M. Peano, pratiquée par toute une école de mathématiciens et perfectionnée par M. Russell.

C'est grâce à cette Logistique (comme nous l'appellerons désormais) qu'on a pu soumettre toutes les théories mathématiques à une analyse précise et subtile, et les reconstruire logiquement avec un petit nombre de données fondamentales (principes et notions premières). C'est grâce à elle que M. Russell a pu, en complétant sur certains points ce travail de réduction logique, systématiser tous les résultats acquis en une vaste et profonde synthèse, qui est la quintessence des travaux antérieurs, et qui manifeste l'esprit même de la mathématique moderne. Cet esprit se trouve être diamétralement opposé (d'autres philosophes l'ont remarqué comme nous) à la philosophie des mathématiques de Kant, qui a encore beaucoup de crédit dans les écoles.

Appendice — Le colosse aux pieds d'argile

Nous avons essayé de montrer que, suivant l'expression de Zimmermann, « si les jugements mathématiques ne sont pas synthétiques, c'est toute la Critique de la Raison pure qui perd son fondement ». Or nous croyons avoir établi que les jugements mathématiques, au sens de Kant lui-même, sont purement analytiques, et par suite que la théorie des jugements synthétiques a priori ne peut servir à fonder ni à expliquer la mathématique.

Mais de quoi dépend cette erreur capitale, fondamentale, qui entraîne celle de toute la Critique ? D'une part, Kant concevait, avec tous ses contemporains, les mathématiques comme les sciences du nombre et de la grandeur, et même, plus étroitement encore, comme les sciences de l'espace et du temps, et non pas comme une science ou plutôt une méthode purement formelle, comme un ensemble de raisonnements déductifs et hypothétiquement nécessaires.

D'autre part, Kant s'est contenté d'emprunter à la vieille Logique scolastique des formules surannées et un cadre tout fait, et d'adopter la classification traditionnelle des jugements, en la complétant par de fausses fenêtres pour les besoins de la symétrie. Et quand on sait quel usage, ou plutôt quel abus il a fait de ce cadre étroit et rigide, quand on le voit calquer sur lui le tableau des catégories et celui des principes, puis couler tour à tour toutes ses théories dans ce moule uniforme et le transformer en un lit de Procuste où elles doivent entrer bon gré mal gré, bien plus, s'en servir comme d'un guide et d'un moyen d'invention, on reste confondu à la pensée que le grand critique a accepté sans critique le fondement de tout son système, qu'à l'édifice majestueux (mais trop artificiel et trop symétrique) des trois Critiques il manque le soubassement indispensable, à savoir une Logique moderne et vraiment scientifique, et qu'en un mot, le colosse d'airain a des pieds d'argile.

Définition logique du nombre — Sans intuition

Comment exprimera-t-on, maintenant, qu'une classe a est singulière, c'est-à-dire ne contient qu'un individu (qu'il n'y a qu'un a) ? On exprimera, d'abord, qu'elle existe (n'est pas nulle), et ensuite, que si deux individus quelconques lui appartiennent, ils sont identiques.

C'est là, en même temps, la définition logique du nombre 1, de même que la définition de la classe nulle est la définition logique du nombre 0. Et ces deux définitions sont exemptes de tout cercle vicieux, car elles n'impliquent que les relations logiques et les relations d'identité et de diversité entre individus que nous avons définies ci-dessus.

Nous avons exposé en détail cette définition, parce qu'elle est d'une importance capitale pour la démonstration de cette thèse, que l'Arithmétique repose sur des fondements purement logiques ; car cette thèse est bien près d'être démontrée quand on l'a établie pour les deux premiers nombres entiers, 0 et 1.

1 est la classe des classes u (non nulles) telles que, si x et y sont des éléments de u, ils sont nécessairement identiques.

On retrouve ainsi la définition logique du nombre 1 que nous avons donnée dans le Chapitre I, déduite de la définition générale de (n + 1) en fonction de n. Il en résulte que 1 est le suivant de 0 dans la suite naturelle. On définirait de même 2 comme (1 + 1) ou suivant de 1 ; 3 comme (2 + 1) ou suivant de 2 ; et ainsi de suite.