Le présent livre n'a aucune prétention à l'originalité, et c'est précisément ce qui doit le recommander au lecteur. Il doit l'existence à l'apparition du magistral ouvrage de M. Bertrand Russell qui porte le même titre. En principe, il n'était qu'un compte rendu de cet ouvrage ; mais, pour commenter et illustrer les théories philosophiques de notre auteur, nous avons été peu à peu amené à faire rentrer dans notre exposé l'analyse de la plupart des travaux des mathématiciens contemporains sur les mêmes questions.
De cette sorte d'enquête sur l'état présent de la philosophie des mathématiques est résultée pour nous la conviction (que nous espérons faire partager au lecteur) que la doctrine de M. Russell n'est nullement, comme certains systèmes philosophiques à la mode, un brillant paradoxe, une fantaisie individuelle et éphémère, sans racines dans le passé et sans fruits dans l'avenir, mais l'aboutissement nécessaire et le couronnement de toutes les recherches critiques auxquelles les mathématiciens se sont livrés depuis un demi-siècle.
C'est un fait notoire que les mathématiques modernes ont constamment tendu à la rigueur déductive des raisonnements et à la pureté logique des concepts. À ces besoins nouveaux de l'esprit scientifique devait nécessairement répondre une Logique de plus en plus exacte et raffinée ; l'instrument indispensable de cette nouvelle Logique est la « logique symbolique » inventée par M. Peano, pratiquée par toute une école de mathématiciens et perfectionnée par M. Russell.
C'est grâce à cette Logistique (comme nous l'appellerons désormais) qu'on a pu soumettre toutes les théories mathématiques à une analyse précise et subtile, et les reconstruire logiquement avec un petit nombre de données fondamentales (principes et notions premières). C'est grâce à elle que M. Russell a pu, en complétant sur certains points ce travail de réduction logique, systématiser tous les résultats acquis en une vaste et profonde synthèse, qui est la quintessence des travaux antérieurs, et qui manifeste l'esprit même de la mathématique moderne. Cet esprit se trouve être diamétralement opposé (d'autres philosophes l'ont remarqué comme nous) à la philosophie des mathématiques de Kant, qui a encore beaucoup de crédit dans les écoles.
Nous avons essayé de montrer que, suivant l'expression de Zimmermann, « si les jugements mathématiques ne sont pas synthétiques, c'est toute la Critique de la Raison pure qui perd son fondement ». Or nous croyons avoir établi que les jugements mathématiques, au sens de Kant lui-même, sont purement analytiques, et par suite que la théorie des jugements synthétiques a priori ne peut servir à fonder ni à expliquer la mathématique.
Mais de quoi dépend cette erreur capitale, fondamentale, qui entraîne celle de toute la Critique ? D'une part, Kant concevait, avec tous ses contemporains, les mathématiques comme les sciences du nombre et de la grandeur, et même, plus étroitement encore, comme les sciences de l'espace et du temps, et non pas comme une science ou plutôt une méthode purement formelle, comme un ensemble de raisonnements déductifs et hypothétiquement nécessaires.
D'autre part, Kant s'est contenté d'emprunter à la vieille Logique scolastique des formules surannées et un cadre tout fait, et d'adopter la classification traditionnelle des jugements, en la complétant par de fausses fenêtres pour les besoins de la symétrie. Et quand on sait quel usage, ou plutôt quel abus il a fait de ce cadre étroit et rigide, quand on le voit calquer sur lui le tableau des catégories et celui des principes, puis couler tour à tour toutes ses théories dans ce moule uniforme et le transformer en un lit de Procuste où elles doivent entrer bon gré mal gré, bien plus, s'en servir comme d'un guide et d'un moyen d'invention, on reste confondu à la pensée que le grand critique a accepté sans critique le fondement de tout son système, qu'à l'édifice majestueux (mais trop artificiel et trop symétrique) des trois Critiques il manque le soubassement indispensable, à savoir une Logique moderne et vraiment scientifique, et qu'en un mot, le colosse d'airain a des pieds d'argile.
Comment exprimera-t-on, maintenant, qu'une classe a est singulière, c'est-à-dire ne contient qu'un individu (qu'il n'y a qu'un a) ? On exprimera, d'abord, qu'elle existe (n'est pas nulle), et ensuite, que si deux individus quelconques lui appartiennent, ils sont identiques.
C'est là, en même temps, la définition logique du nombre 1, de même que la définition de la classe nulle est la définition logique du nombre 0. Et ces deux définitions sont exemptes de tout cercle vicieux, car elles n'impliquent que les relations logiques et les relations d'identité et de diversité entre individus que nous avons définies ci-dessus.
Nous avons exposé en détail cette définition, parce qu'elle est d'une importance capitale pour la démonstration de cette thèse, que l'Arithmétique repose sur des fondements purement logiques ; car cette thèse est bien près d'être démontrée quand on l'a établie pour les deux premiers nombres entiers, 0 et 1.
1 est la classe des classes u (non nulles) telles que, si x et y sont des éléments de u, ils sont nécessairement identiques.
On retrouve ainsi la définition logique du nombre 1 que nous avons donnée dans le Chapitre I, déduite de la définition générale de (n + 1) en fonction de n. Il en résulte que 1 est le suivant de 0 dans la suite naturelle. On définirait de même 2 comme (1 + 1) ou suivant de 1 ; 3 comme (2 + 1) ou suivant de 2 ; et ainsi de suite.