Le principe de légalité devient un principe régissant entièrement l'intellect, mais comme ne régissant que partiellement les choses. Le physicien a-t-il besoin d'aller au-delà, est-il indispensable, au point de vue strict de sa recherche expérimentale, de proclamer, comme le faisaient les stoïciens, la domination absolue de la nécessité dans l'univers ? On peut raisonnablement en douter.
Ainsi la supposition selon laquelle la science serait solidaire du déterminisme constituait une erreur, erreur fort excusable certes, puisque le physicien était naturellement poussé à attribuer au réel ce qui constituait effectivement un postulat indispensable au travail de celui qui cherchait à pénétrer ce réel.
L'irrationnel nouveau se rapporte au légal, lequel pouvait se concevoir, jusqu'à ce jour, comme une caractéristique essentielle du réel lui-même. Pour se rendre compte de la portée de l'évolution que l'on impose ainsi à l'entendement scientifique, il suffit de constater que le doute concernant le réel, que le physicien, avant les quanta, pouvait (et devait même) concevoir, ne pouvait porter nulle atteinte à la précision de ses formules, alors qu'à l'heure actuelle, tout au contraire, c'est justement cette précision qui trouve une limite, laquelle semble infranchissable, dans l'existence du quantum d'action.
Si l'on arrive à se persuader de l'insuffisance du schéma positiviste, à saisir l'intervention, dans la formation du savoir, d'un principe distinct de celui qui trouve son expression dans la conception de loi, la situation se trouve grandement modifiée. En effet, ce second principe dont nous avons discerné la présence, celui de causalité, ne saurait être conçu comme agissant d'une manière analogue à celle dont la légalité était censée créer la science selon le schéma positiviste.
La causalité, on le sait, n'est qu'une forme de l'identité logique, qui est le moule où se coule invariablement toute pensée et qui inspire tous nos efforts en vue de l'intellection du réel. Or, il suffit de saisir avec quelque netteté cette situation pour reconnaître immédiatement que c'est là un but situé dans un lointain infini, un idéal qui indique la direction de la marche de la pensée, mais que celle-ci ne saurait véritablement atteindre.
Ainsi la causalité inspire bien la recherche, mais ne peut être conçue comme régissant véritablement le réel. Nous tentons néanmoins, parce que contraints précisément par cette tendance causale qui domine le fonctionnement de l'intellect, d'appliquer la causalité aux phénomènes. Nous y réussissons partiellement, et c'est de ces réussites partielles qu'est faite la science, tout autant que de l'application du principe de légalité ; mais nous constatons en même temps que, dans une certaine mesure, les phénomènes résistent, et que cette résistance apparaît comme un obstacle définitif : ce sont là les irrationnels.
Le physicien des quanta, en tant que physicien, pense très certainement en réaliste, ne peut penser qu'en réaliste. Il ne peut penser à une chose qui serait à la fois corpuscule et ondulation. Et dès lors, la notion même de l'objet tend à pâlir chez lui. Mais il n'en reste pas moins vrai que, dans l'un comme dans l'autre cas, l'image intervient, ou du moins est intervenue lors de la formation de la théorie.
Nous pouvons parfaitement nous figurer le corpuscule comme ayant un lieu et une vitesse déterminés, tout en demeurant incapables d'énoncer ces déterminations. L'idée d'un réel nécessairement postulé et cependant essentiellement inconnaissable est évidemment apparentée à celle de la chose-en-soi kantienne.
Il y a là de l'irrationnel, et quoi qu'on fasse, et quels que soient les progrès que l'on s'imagine accomplir dans l'avenir, il est tout aussi évident que le mystère ne disparaîtra jamais complètement, qu'il restera toujours de l'irrationnel. Mais il ne s'ensuit nullement qu'il ne faille point s'attaquer à lui. D'ailleurs la raison ne souffrirait pas une telle abstention, sa fonction essentielle consistant justement à rationaliser le réel.