Les grands mystiques chrétiens
Études d'histoire et de psychologie du mysticisme
Sainte Thérèse d'Avila - Suso - Madame Guyon

Henri Delacroix


Les Grands mystiques chrétiens, études d'histoire et de psychologie du mysticisme fut salué à sa publication comme un évènement intellectuel majeur par Henri Bergson qui lui consacra dès 1909 un compte-rendu flatteur. En 1932, dans une note élogieuse des Deux sources de la morale et de la religion, Bergson ira même jusqu'à parler d'« un livre qui mériterait de devenir classique ».

Au début du xxe siècle en France, le mysticisme était en effet un cadavre presque oublié que ne se disputaient plus que les théologiens et les aliénistes. Pour arracher les mystiques à la psychopathologie, il aura d'abord fallu se demander avec Bergson « comment ils ont pu être assimilés à des malades.(…) Il y a pourtant une santé intellectuelle solidement assise, exceptionnelle, qui se reconnaît sans peine. »

C'est avant tout ce fait que Delacroix a su établir et faire admettre.

« Né en 1873, Delacroix eut une importance décisive, largement sous-évaluée dans l'histoire de la pensée française, à travers son enseignement de psychologie à la Sorbonne à partir de 1919 (...). Il eut pour étudiants tous ceux qui allaient compter dans la philosophie française de l'après-guerre, notamment Sartre et Merleau-Ponty. » Frédéric Fruteau de Laclos, La psychologie des philosophes. De Bergson à Vernant.

Les grands mystiques chrétiens

Parution : 05/04/2024

512 pages

13.97x21.59 cm

ISBN 978-2-38366-034-7

30 €

Tous nos livres se trouvent facilement en ligne. Cependant, en les commandant chez votre libraire, vous économisez les frais de port et vous soutenez des lieux d'intellectualité vivante et indépendante.

Extraits

Arracher les mystiques à la psychopathologie

Il faut étudier « chaque généralité dans un ou plusieurs spécimens bien choisis et aussi significatifs que possible ». Pour toutes les manifestations de la vie, il faut chercher des cas qui soient vraiment typiques ; à les analyser, on prend conscience de leurs caractères et surtout de la hiérarchie de ces caractères, beaucoup mieux que dans des exemples plus frustes ; et un cas n'est vraiment significatif que si on peut l'étudier dans la totalité de ses conditions.

Pour comprendre le mysticisme chrétien, il faut aller d'emblée aux grands mystiques ; sinon on risque de ne voir que ses caractères inférieurs, les traits par lesquels il ressemble à l'excitation grossière des cultes orgiastiques, à l'exaltation et l'obnubilation de tous les mysticismes, ou aux délires religieux, les accidents nerveux qui le compliquent, l'hystérie ou la folie religieuses. Or s'il est exact que les grands mystiques n'ont pas échappé aux tares névropathiques, qui stigmatisent presque toutes les organisations exceptionnelles, il y a en eux une puissance créatrice de vie, une logique constructive, une expansion réalisatrice, un génie, en un mot, qui est à vrai dire, l'essentiel.

Le mysticisme : un processus évolutif progressif

C'est cette idée d'un devenir et d'une progression qu'il importe de mettre au premier plan parce que c'est elle qu'on a le moins vue. La plupart des psychologues ont cru que l'extase était l'état caractéristique des mystiques chrétiens, et que, hors de l'extase, ils se retrouvaient dans la condition commune des chrétiens ; c'est de cette manière aussi que certains théologiens ont vu les choses. Mais c'est là méconnaître justement l'originalité des grands mystiques chrétiens ; au mysticisme intermittent et alternant de l'extase, ils substituent un mysticisme continu et homogène.

La transformation de la personnalité à laquelle ils parviennent ne s'opère que peu à peu et par une série d'états dont l'extase est le plus humble. Ils passent de la conscience du moi individuel à la conscience du moi absolu par une série de vicissitudes « qui forment l'intérieur, comme les saisons forment l'année ». Il n'y a qu'à les lire pour dégager le processus que nous décrivons ici.

L'état théopathique : l'union de la contemplation et de l'action

L'état théopathique, cette sorte de somnambulisme divin, d'automatisme général, dont nous verrons de bien curieuses descriptions, satisfait à toutes les conditions que nous avons dégagées ; dans l'effacement de la conscience du moi, il permet l'action au dehors, et il la fait naître de la conscience même du divin. Les inspirations et les mouvements, qui le traversent et qui semblent venir de Dieu même, sont soutenus par l'influence continue de la doctrine et de la morale chrétienne, qui retiennent la subconscience de l'agitation et de la divagation.

C'est ainsi que nous voyons s'édifier sous nos yeux une grande forme de vie humaine. Jamais peut-être la recherche de l'Absolu n'a été poussée si loin, ni par de si ardents chercheurs. Nous savons leurs faiblesses, les tares nerveuses qui les stigmatisent, les accidents nerveux qui compliquent les états d'oraison. Mais il serait faux de ne voir qu'eux et d'assimiler les grands mystiques à de simples convulsionnaires. Ils ont condensé la vie en quelques thèmes simples et riches qu'ils développent avec une rigueur dialectique ; et dans leur apparent oubli du monde et de l'individualité s'organise une énergie créatrice qui se développe avec une nécessité indomptable.

À propos de l'auteur

Henri Delacroix (1873-1937) est un philosophe et psychologue français dont l'influence sur la pensée française du xxe siècle a été considérable, bien que largement sous-évaluée. Élève d'Henri Bergson au Lycée Henri IV, il fut reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1894 et soutint en 1900 deux thèses de doctorat, dont l'Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle.

Après avoir enseigné à Montpellier puis à Caen, il est nommé à la Sorbonne en 1909 comme maître de conférences de philosophie, puis obtient en 1919 une chaire professorale de psychologie, l'une des premières en France. De 1928 à sa mort en 1937, il occupe le poste de doyen de la faculté des lettres de Paris. Son enseignement a profondément marqué toute une génération de philosophes français, notamment Sartre et Merleau-Ponty.

L'œuvre de Delacroix se caractérise par une approche originale qui combine rigueur historique et analyse psychologique. À côté de ses travaux fondateurs sur le mysticisme (Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle, 1900 ; Études d'histoire et de psychologie du mysticisme, 1908), il a également publié des ouvrages majeurs sur la psychologie du langage (Le Langage et la Pensée, 1924) et sur l'art (Psychologie de l'Art. Essai sur l'activité artistique, 1927). Son approche a ouvert la voie à la « psychologie historique » de son disciple Ignace Meyerson et, par là, à l'« anthropologie historique » de Jean-Pierre Vernant.