Le mysticisme de maître Eckart est spéculatif et philosophique. Le nom de mysticisme a longtemps servi et sert encore à désigner toutes ces chimères, tous ces délires que composent des imaginations faibles ou déréglées ; d'avoir été confondu avec les divagations et les extravagances d'esprits désordonnés qui se laissent aller à tous les écarts et ne peuvent suivre la logique ordinaire, il a pris comme une odeur maladive et est devenu suspect à plus d'une intelligence bien constituée. Nous aurions laissé dormir les écrits d'Eckart, s'il n'avait dû en surgir que de tels fantômes.
D'autres esprits ont développé surtout le caractère sentimental du mysticisme, la vague tendresse, l'indécis enthousiasme, le doux art d'enchantement qu'il porte avec soi ; c'est un trait commun à tous les mystiques que cette tendance à la rêverie amoureuse, à l'adoration à la fois humble et orgueilleuse, à la toute effusion du cœur. Mais il arrive parfois qu'il s'allie à la spéculation.
Ainsi entendu, l'esprit mystique n'est point semblable à l'esprit logique ou spéculatif : il demeure éminemment pratique, et lors même qu'il analyse ou construit, son résultat ne peut être une explication rationnelle des choses. Mais il arrive parfois qu'il s'allie à la spéculation.
Le Mysticisme spéculatif est donc une construction philosophique qui part de l'Infini pour aboutir au réel : l'intuition dessine ses lignes, marque ses limites, la réflexion et l'analyse déterminent ses degrés et ses divisions. L'intuition saisit l'infini comme réel et le réel comme infini ; pour parler comme Eckart, l'âme comprend la divinité comme cause et la perçoit au moment où la nature se fait image, c'est-à-dire au moment où elle se manifeste à soi-même ; et d'autre part l'âme comprend la divinité comme sa cause, c'est-à-dire perçoit au sein d'elle-même l'indétermination de la nature divine. Le réel et l'Infini, telles sont les données immédiates de la conscience, l'apparente contradiction interne que la vie concilie.
Le Mystique assiste à la genèse des choses ; il se place au sein du principe et se laisse porter par lui, il parcourt ainsi toutes les formes de l'être, sans quitter l'être ; de l'éternité, il contemple le temps : la création est pour lui un fait d'expérience ; il opère avec la force infinie, il ressent en joie de production les mystères de la genèse, il engendre au sein de soi-même la réalité essentielle : il transporte sa réalité propre dans l'essence génératrice.
La thèse dernière du Mysticisme, c'est au fond l'identité de l'intuition et de l'action : la pensée crée ce qu'elle contemple et contemple ce qu'elle crée : l'Esprit s'aperçoit en l'acte par qui il s'affirme ; l'être et la pensée, la réalité et l'esprit sont donnés ensemble. La connaissance est au principe, en l'inconnaissable même.
Mais cette thèse n'est pas particulière au Mysticisme de maître Eckart : nous trouvons à travers toute la philosophie allemande l'idée que le réel et l'intelligible, que l'être et la pensée ne diffèrent point par nature : cette affirmation n'est pas autre chose qu'une des nombreuses formules de l'idéalisme ; elle proclame la réalité souveraine de l'Esprit comme être et comme pensée. La philosophie proprement dite recherche les lois de cet esprit, la raison de l'ordre des phénomènes. Le Mysticisme s'arrête plus volontiers à l'Esprit en soi-même, au-dessus de ses propres lois ; il y voudrait atteindre la raison des lois de l'esprit, la raison de l'être des phénomènes : il poursuit la chimère de l'activité pure, de la cause absolue, de l'indétermination.