Essai sur le mysticisme spéculatif
en Allemagne au XIVe siècle

Henri Delacroix


Dans cette étude lumineuse, Henri Delacroix révèle toute la profondeur de la pensée mystique de Maître Eckhart. Il ne se limite pas à l'exposé historique du temps de Maître Eckhart, du milieu dans lequel il a prêché et des influences qu'il a subies.

Plus décisivement, dans une analyse proprement philosophique, il nous fait découvrir que la pensée du maître de la mystique du moyen âge se déploie en un système parfaitement structuré qui reprend à nouveaux frais tous les problèmes fondamentaux de la métaphysique. Loin de n'être qu'une brumeuse émotion, voire un délire imaginatif, la mystique de Maître Eckhart est spéculative au sens le plus fort du terme.

L'apport précieux d'Henri Delacroix est d'avoir montré en quoi Maître Eckhart est un héritier du néoplatonisme par le biais de l'Aréopagite et dans quelle mesure il renouvelle entièrement cette tradition, par une intuition fondamentale qui rendra possible les développements ultérieurs de l'idéalisme allemand.

Condamnée par les autorités ecclésiastiques de son époque, la doctrine de Maître Eckhart était l'alternative au thomisme. Malgré l'anathème, elle n'a cessé de nourrir les penseurs et les mystiques les plus féconds.

Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle

Parution : 21/11/2022

288 pages

13.97x21.59 cm

ISBN 978-2-38366-022-4

16 €

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Extraits

Qu'est-ce que le mysticisme spéculatif ?

Le mysticisme de maître Eckart est spéculatif et philosophique. Le nom de mysticisme a longtemps servi et sert encore à désigner toutes ces chimères, tous ces délires que composent des imaginations faibles ou déréglées ; d'avoir été confondu avec les divagations et les extravagances d'esprits désordonnés qui se laissent aller à tous les écarts et ne peuvent suivre la logique ordinaire, il a pris comme une odeur maladive et est devenu suspect à plus d'une intelligence bien constituée. Nous aurions laissé dormir les écrits d'Eckart, s'il n'avait dû en surgir que de tels fantômes.

D'autres esprits ont développé surtout le caractère sentimental du mysticisme, la vague tendresse, l'indécis enthousiasme, le doux art d'enchantement qu'il porte avec soi ; c'est un trait commun à tous les mystiques que cette tendance à la rêverie amoureuse, à l'adoration à la fois humble et orgueilleuse, à la toute effusion du cœur. Mais il arrive parfois qu'il s'allie à la spéculation.

Ainsi entendu, l'esprit mystique n'est point semblable à l'esprit logique ou spéculatif : il demeure éminemment pratique, et lors même qu'il analyse ou construit, son résultat ne peut être une explication rationnelle des choses. Mais il arrive parfois qu'il s'allie à la spéculation.

Le mysticisme spéculatif et l'intuition de l'Infini

Le Mysticisme spéculatif est donc une construction philosophique qui part de l'Infini pour aboutir au réel : l'intuition dessine ses lignes, marque ses limites, la réflexion et l'analyse déterminent ses degrés et ses divisions. L'intuition saisit l'infini comme réel et le réel comme infini ; pour parler comme Eckart, l'âme comprend la divinité comme cause et la perçoit au moment où la nature se fait image, c'est-à-dire au moment où elle se manifeste à soi-même ; et d'autre part l'âme comprend la divinité comme sa cause, c'est-à-dire perçoit au sein d'elle-même l'indétermination de la nature divine. Le réel et l'Infini, telles sont les données immédiates de la conscience, l'apparente contradiction interne que la vie concilie.

Le Mystique assiste à la genèse des choses ; il se place au sein du principe et se laisse porter par lui, il parcourt ainsi toutes les formes de l'être, sans quitter l'être ; de l'éternité, il contemple le temps : la création est pour lui un fait d'expérience ; il opère avec la force infinie, il ressent en joie de production les mystères de la genèse, il engendre au sein de soi-même la réalité essentielle : il transporte sa réalité propre dans l'essence génératrice.

L'identité de la pensée et de l'action

La thèse dernière du Mysticisme, c'est au fond l'identité de l'intuition et de l'action : la pensée crée ce qu'elle contemple et contemple ce qu'elle crée : l'Esprit s'aperçoit en l'acte par qui il s'affirme ; l'être et la pensée, la réalité et l'esprit sont donnés ensemble. La connaissance est au principe, en l'inconnaissable même.

Mais cette thèse n'est pas particulière au Mysticisme de maître Eckart : nous trouvons à travers toute la philosophie allemande l'idée que le réel et l'intelligible, que l'être et la pensée ne diffèrent point par nature : cette affirmation n'est pas autre chose qu'une des nombreuses formules de l'idéalisme ; elle proclame la réalité souveraine de l'Esprit comme être et comme pensée. La philosophie proprement dite recherche les lois de cet esprit, la raison de l'ordre des phénomènes. Le Mysticisme s'arrête plus volontiers à l'Esprit en soi-même, au-dessus de ses propres lois ; il y voudrait atteindre la raison des lois de l'esprit, la raison de l'être des phénomènes : il poursuit la chimère de l'activité pure, de la cause absolue, de l'indétermination.

À propos de l'auteur

Henri Delacroix (1873-1937) est un philosophe et psychologue français dont l'influence sur la pensée française du xxe siècle a été considérable, bien que largement sous-évaluée. Élève d'Henri Bergson au Lycée Henri IV, il fut reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1894 et soutint en 1900 deux thèses de doctorat, dont cet Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle, qui constitua sa thèse principale.

Cette première grande œuvre révèle déjà les caractéristiques de la méthode de Delacroix : alliance de rigueur historique et d'analyse philosophique approfondie, refus de réduire le mysticisme à de la psychopathologie ou à du sentimentalisme, volonté de comprendre les systèmes mystiques comme de véritables philosophies rationnelles. Son approche de Maître Eckhart comme philosophe spéculatif plutôt que comme simple mystique émotionnel fut novatrice et influença durablement les études eckhartiennes.

Après avoir enseigné à Montpellier puis à Caen, il est nommé à la Sorbonne en 1909 comme maître de conférences de philosophie, puis obtient en 1919 une chaire professorale de psychologie, l'une des premières en France. De 1928 à sa mort en 1937, il occupe le poste de doyen de la faculté des lettres de Paris. Son enseignement a profondément marqué toute une génération de philosophes français, notamment Sartre et Merleau-Ponty, et son approche a ouvert la voie à la « psychologie historique » de son disciple Ignace Meyerson.